Tous les êtres humains
naissent libres et
égaux
en dignité et
en droits.

Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948, article 1

11 avril 2020 – 75e anniversaire
de la libération des camps de concentration de
Buchenwald et Mittelbau-Dora

Discours

qui n'ont pas pu être tenus à l'occasion du 75e anniversaire de la libération des camps de concentration de Buchenwald et de Mittelbau-Dora

Éva Fahidi-Pusztai, née en 1925 à Debrecen (Hongrie), fait partie des Juives de Hongrie qui ont été déportées en mai 1944 via Auschwitz à Stadtallendorf, un camp annexe de Buchenwald réservé aux femmes. Elle fut forcée d’y travailler dans l’industrie de l’armement. Elle est rentrée en Hongrie après sa libération et vit aujourd’hui à Budapest. Elle représente la Hongrie au sein du Comité international de Buchenwald, Dora et Kommandos. Elle a raconté son expérience de la persécution et de la survie dans un livre paru en 2004 en Hongrois (puis traduit en 2011 en allemand) sous le titre Anima rerum 

Chers camarades !

Nous avons longuement préparé et attendu le 75e anniversaire de notre libération de Buchenwald. Nous nous réunissons depuis bien des années. Au départ avec des délégations de plus de vingt personnes par pays, hommes et femmes séparément, puis des groupes plus ou moins importants. Ensuite, nos petits-enfants se sont joints à nous, car il est essentiel à nos yeux qu’ils connaissent ce lieu et qu’ils se construisent une vie meilleure que la nôtre. Et pendant des années, nous avons toujours été nombreux sur place, nous nous réjouissions de pouvoir nous rencontrer et de vivre, et l’administration du mémorial de notre ancien camp de Buchenwald s’est occupée de nous : nous avons tous reçu ce dont nous avions besoin, des lunettes et des appareils auditifs, et ce ton toujours empreint d’humanité, auquel nous nous sommes habitués sans mal.

Mon expérience, à laquelle je fais volontiers référence, me dit que nous devons prendre très au sérieux la situation actuelle causée par le virus. Nous sommes là, enfermés, nos enfants ne nous laissent pas sortir, ils prennent soin de nous. Les rôles se sont inversés, nous devons obéir et nous nous en satisfaisons. Soudain, nous avons tellement de temps. Soudain, nous avons du temps pour tout. Nous nous réveillons et je me tourne vers Bandi pour lui dire combien je l’aime et combien je suis heureuse de l’avoir rencontré. Les époques se répètent : nous étions enfermés de force, nous avons survécu, maintenant nous nous confinons volontairement, et mon fils Gergely, qui est biologiste cellulaire à l’université Mc Gill de Montréal, m’écrit que cela pourrait encore durer des mois. Nous devons être patients et nous nous en satisfaisons.

Chers camarades ! Je sens encore vos mains dans les miennes. Nous nous retrouverons à nouveau, tous unis, sur la grande place d’appel, et le chant, notre chant, retentira, et nous serons tous ensemble, et en attendant, nous ne nous laisserons pas voler notre courage, car nous portons la volonté de vivre dans notre sang et la foi dans notre cœur, comme le dit notre chant de Buchenwald.

Au début, j’étais encore hésitante, je ne savais pas trop quoi faire. Et puis, tout d’un coup, j’ai réalisé : je dois allumer des petits feux et les envoyer partout pour que personne n’ait froid. J’ai froid depuis le premier appel sur la place de Birkenau, le 2 juillet 1944, à l’aube, alors que je ne savais pas encore que je me trouverais sur une autre place d’appel en décembre habillée de la même façon, mais en Hesse, en Allemagne, à Allendorf, où il fait froid en hiver si on ne porte pas de vêtements chauds. Mais pour ne pas mourir de froid, il suffisait que je pense aux culottes chaudes bordées de dentelle et marquées d’un monogramme que maman me faisait porter, à cette sensation de familiarité et de chaleur. Il en va ainsi avec les choses qui viennent d’une maman, même aujourd’hui, rien qu’en y pensant, ce sentiment m’envahit. Hedy Bohm a dit un jour au cours d’une interview que si elle était désemparée pendant la Shoah et ne savait pas quoi faire, elle réfléchissait à ce que sa mère aurait fait dans la même situation et le faisait. Il en va ainsi avec les choses qui viennent d’une maman, même des décennies plus tard, on y puise encore de l’aide. Quand on se souvient des chansons qu’on chantait quand on était enfant, on a l’impression d’être de retour à la maison, on monte les 13 marches, on ouvre la porte du couloir, et ça sent la résine et l’alcool dénaturé qui a servi à polir les planches. Et puis vient ma chambre, avec la majestueuse armoire, pleine de poupées et de jouets. Je suis une enfant gâtée, mais je dois garder mes affaires en ordre et les remettre à leur place à chaque fois que j’ai fini de jouer. Je ne peux donc pas perdre le temps rare et précieux dont je dispose à mettre de l’ordre. Ma mère m’a inculqué que l’ordre n’est jamais fait, qu’il faut toujours le maintenir et donc qu’il ne faut pas y perdre trop de temps et d’effort. Je n’ai pas réussi à enseigner cela à mes enfants. Je suis stupéfaite de voir que, dans le chaos qui les entoure, ils retrouvent généralement ce dont ils ont besoin.

Je voulais aborder des sujets très importants, parce que tout d’un coup nous sommes pris dans des moments extraordinaires et il est devenu essentiel que chaque personne se sente à son aise et bien soignée et reçoive effectivement l’attention nécessaire de la part de son entourage. Le bien que l’on peut trouver dans chaque mal est que les humains se redécouvrent eux-mêmes. Nous pouvons à nouveau faire quelque chose pour nous, nous entraider, nous amuser ensemble, communiquer par Skype, lire à haute voix et montrer à l’autre combien il est important pour nous. Cela nous met de bonne humeur, et il est bien plus facile de survivre aux crises dans la joie et la bonne humeur. Vous pouvez me croire. J’ai beaucoup d’expérience en la matière.

Avec toute mon affection,

EVA, Budapest

Éva Fahidi-Pusztai lors de la cérémonie commémorative du 70e anniversaire de la libération des camps de Buchenwald et Mittelbau-Dora, au Théâtre national allemand de Weimar, 12 avril 2015

נאום בעברית

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