Tous les êtres humains
naissent libres et
égaux
en dignité et
en droits.

Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948, article 1

11 avril 2020 – 75e anniversaire
de la libération des camps de concentration de
Buchenwald et Mittelbau-Dora

Discours

qui n'ont pas pu être tenus à l'occasion du 75e anniversaire de la libération des camps de concentration de Buchenwald et de Mittelbau-Dora

Günter Pappenheim, né en 1925 à Schmalkalden, a été déporté en 1943 au camp de concentration de Buchenwald, parce qu’il avait joué la Marseillaise sur son harmonica pour des travailleurs forcés français. Son père, député parlementaire SPD du Land de Thuringe, avait été assassiné dans un camp dès 1934. En RDA, Pappenheim a notamment présidé le Conseil du Bezirk Potsdam et été membre de la commission centrale de contrôle du SED. Aujourd’hui, il représente l’Allemagne au Comité international de Buchenwald, Dora et Kommandos. Günter Pappenheim aurait dû prononcer son discours dans le cadre du dépôt de gerbe au pied du monument à la mémoire de tous les morts du camp de concentration de Buchenwald. 

À l’occasion du 75 anniversaire de la libération et de l’auto-libération des détenus du camp de concentration de Buchenwald, 11avril 2020

Chères et chers camarades,
ami∙es, compagnes et compagnons de route,
mesdames et messieurs,

Je m’exprime dans une situation extraordinaire.

La pandémie du coronavirus s’est emparée de la planète. De nombreuses mesures ont été prises pour protéger les gens du virus Covid-19.

Parler dans ces conditions de la libération des détenus du camp de concentration fasciste allemand de Buchenwald, sans pouvoir regarder les visages de ceux que j’évoque, me plonge dans une situation totalement inédite. Pas d’embrassades amicales entre camarades, pas de rencontres, pas de discussions entre nous.

Par le passé, chaque fois que j’ai parlé de mon parcours et de ce que j’ai vécu, il m’importait énormément de regarder mon public et d’établir aussi ce faisant le contact social.

Si le contact social a une telle signification à mes yeux, c’est parce qu’il m’a sauvé la vie après mon internement au camp de concentration de Buchenwald. Le prisonnier politique de 19ans sans grande expérience que j’étais aurait été livré sans merci à la terreur assassine des SS si des camarades expérimentés ne m’avaient pas soutenu. Aujourd’hui encore je m’incline devant Hermann Brill, social-démocrate, et Eduard Marschall, communiste, qui sont venus me chercher au Petit camp et ont fait en sorte que je sois transféré dans le camp principal. Je m’incline devant Hermann Schönherr et Walter Wolf, qui, en tant que kapos, ont courageusement, dans un esprit solidaire et totalement désintéressé, protégé la vie d’autres camarades – et la mienne. Et je me souviens avec gratitude du Stubendienst (préposé à l’ordre dans la chambrée) du bloc 45, le détenu autrichien Fritz Pollak, qui m’a trouvé une place pour dormir. Tous étaient des détenus politiques engagés dans la résistance organisée au camp de Buchenwald, qui, dans le plus grand secret, s’efforçait de déployer un bouclier humaniste et international contre les bêtes féroces SS.

Notre camarade et président de longue date du Comité international de Buchenwald, Dora et Kommandos, le communiste français Pierre Durand, a déclaré: «Il y avait de nombreux Buchenwald». Oui, il y avait aussi le Buchenwald de la résistance antifasciste organisée. On ne doit pas l’oublier. Cet appel à l’occasion du 75eanniversaire de la libération et de l’auto-libération des détenus du camp de Buchenwald est éminemment actuel.

Lorsque le 11avril 1945, mon chef d’équipe, Leonhard, un camarade juif de Dresde, a déboulé dans la pièce à outils avec la nouvelle qu’il avait aperçu des déportés armés dans le camp se diriger vers la porte principale, je ne l’ai pas cru. Puis, je l’ai vu de mes propres yeux et j’ai cru rêver. Le mot «camarades» m’a tiré de ce rêve. Il sortait des haut-parleurs desquels juste auparavant encore étaient vociférés des ordres qui pouvaient signifier la mort. Mais là, c’était la voix du doyen du camp, Hans Eiden: «Camarades! Nous sommes libres!» Ces quelques mots m’ont ébranlé.

Et je passai, non, je franchis pour la première fois en homme libre la porte principale, ouverte, surmontée de son inscription cynique «Jedem das Seine» (À chacun son dû).

L’inscription était revenue tel un boomerang vers les SS. Nous ne sommes pas parvenus à les faire tous comparaître en justice et beaucoup sont restés impunis.

Puis arriva le 19avril 1945, la cérémonie funèbre sur la place d’appel. Un sobre obélisque en bois était érigé à l’endroit où se trouve aujourd’hui la plaque commémorative, devant lequel les 21000 survivants se rangèrent par bloc pour prêter serment aux 51000 morts (plus tard, leur nombre dut être révisé à 56000) et déclarer:

«L’écrasement définitif du nazisme est notre tâche. Notre idéal est la construction d’un monde nouveau dans la paix et la liberté.»

Nombre d’entre nous, anciens déportés, se sont sentis tenus toute leur vie par ce serment, compas d’une vie future, programme pour bâtir leur vie.

J’ai juré, levé la main pour prêter serment. Et je le dis ici sans réserve: personne n’a le droit de détourner le texte du serment de Buchenwald! Personne!

Comme personne n’a le droit, par exemple, de rectifier le drapé de la Madone Sixtine de Raphaël.

Nanti de l’expérience de Buchenwald et conscient de la force de la solidarité, j’ai adhéré le 1eraoût 1947 à l’Association des persécutés du régime nazi (Vereinigung der Verfolgten des Naziregimes – VNN). La mission politique de cette organisation interzonale était de concrétiser les déclarations programmatiques du serment de Buchenwald – travail qu’elle poursuit toujours aujourd’hui.

Il est absolument scandaleux, et c’est une ignominie qui défie toute compréhension de la démocratie, que, 75ans après la libération du fascisme allemand, l’administration fiscale de Berlin ait retiré le label d’utilité publique à la plus grande organisation allemande de persécutés en ayant recours à une rhétorique anticommuniste primaire fondée sur des insinuations infâmes.

J’ai protesté auprès du ministre fédéral des Finances. Il m’a transmis qu’il avait été tout aussi surpris que moi de la décision de l’administration fiscale berlinoise et qu’il n’aurait jamais imaginé qu’on puisse douter de la loyauté envers la Constitution de la VVN-BdA. Mais il rappelait simultanément que l’administration fiscale était une compétence des Länder et que tout avait été accompli dans le respect de la législation. Le ministre, précisait le courrier, avait demandé à Berlin de lui exposer les faits. C’était en novembre 2019. À ce jour, les réclamations financières adressées à la VVN-BdA ont certes été suspendues, mais la privation du label d’utilité publique maintenu, dans le but d’étrangler cette organisation antifasciste et de la placer dans l’incapacité d’agir.

Je suis ainsi passé au présent en sautant les années de la Guerre froide, que l’on pense surmontée et qui jouit pourtant d’une grande vitalité.

Je suis dans un présent qui n’est manifestement pas en mesure de tirer les leçons du passé. Des forces resurgissent pour ranimer le nationalisme et la pensée völkisch, promouvoir les idéologies racistes, xénophobes, antisémites et antitsiganes. Elles exploitent la stagnation politique et les évolutions sociales néfastes pour induire en erreur sur un mode populiste. Malheureusement, elles ont du succès dans les parlements à tous échelons, ici, chez nous. La rupture de tabou qui s’est produite à Erfurt le 5février 2020 a été une tentative de coup d’État dans le cadre des possibilités offertes. Nous ne saurions montrer d’autres pays du doigt.

La légende de l’auteur isolé, de plus psychiquement dérangé, n’a pas commencé à nous être servie lors de la découverte des crimes de la cellule terroriste Clandestinité nationale-socialiste (Nationalsozialistischer Untergrund – NSU), qui, pendant dix ans, avait pu commettre ses meurtres incognito et en toute impunité. On dissimule intentionnellement qu’un contexte social et un environnement idéologique avaient pu s’épanouir et exercer une influence décisive sur les motivations de leurs auteurs.

Le meurtre de Walter Lübcke à Wolfhagen, ceux d’Hanau et Halle, de même que les agressions ou les incendies de foyers de demandeurs d’asile (et la liste ne s’arrête pas là) ont tous des desseins politiques identiques. Réclamer ouvertement de faire prendre un virage à 180° à la politique mémorielle en Allemagne et qualifier les crimes des fascistes allemands de «fiente» de l’histoire revient à allumer un incendie intellectuel et à créer un environnement idéologique à la violence politique. Les auteurs de 209 meurtres liés à l’extrême droite depuis 1990 ont tous agi individuellement. Leurs motifs et leurs victimes se ressemblent beaucoup. Il est inadmissible de ne pas mentionner ni surveiller ceux qui tirent les ficelles.

Nous avons appris ces jours-ci que l’Office fédéral de la police criminelle avait conclu que le meurtrier d’Hanau n’était pas un «adepte d’une idéologie d’extrême droite»; à preuve, il avait aidé à plusieurs reprises un «voisin de couleur» et joué dans une équipe de foot qui comptait plusieurs joueurs d’origine immigrée. Les choses sont aussi simples que cela pour l’Office fédéral de la police criminelle, qui devra justifier cette pensée après les critiques émises. Un acte réellement d’extrême droite, mais un auteur irréprochable et qui n’est pas de droite?

Cela aussi, nous l’avons déjà rencontré dans l’histoire.

Pourquoi donc les responsables de notre pays ne remarquent-ils pas qu’il y a 209 victimes de violences d’extrême droite, mais aucune connue émanant d’une violence d’extrême gauche, puisque l’on s’ingénie à vouloir mettre sur le même pied d’égalité extrémisme de droite et extrémisme de gauche? Pour forcer le trait, on se demande si les antifascistes ne devraient pas être poursuivis pour les crimes d’extrême droite.

Mes camarades de la Lagerarbeitsgemeinschaft Buchenwald-Dora (communauté de travail du camp de Buchenwald-Dora) et moi, nous nous sommes toujours attachés à discuter avec des jeunes afin de transmettre nos connaissances et notre expérience. Nous avons été témoins d’une grande ouverture d’esprit lors de ces tables rondes, semaines de projet dans les écoles, visites guidées à Buchenwald, etc. Simultanément, nous avons constaté que la transmission des connaissances sur l’époque du fascisme et des crimes commis à cette époque régressait dans les établissements scolaires, quand elle n’en avait pas totalement disparu. Nous identifions une corrélation à prendre très au sérieux entre l’augmentation des actes d’extrême droite et un savoir historique non transmis. Il y a ici une grande nécessité d’agir.

Le 27mars 2020, Daniela Dahn, journaliste et écrivaine, a exigé dans le quotidien Neues Deutschland, que la politique fédérale se mobilise enfin activement. Prendre connaissance de ses revendications et intervenir rapidement correspond à notre attitude fondamentale d’antifascistes.

Ne pas pouvoir célébrer le 75eanniversaire de la libération et de l’auto-libération des détenus du camp de concentration de Buchenwald comme nous en avons l’habitude afflige particulièrement les rares survivants que nous sommes.

Pour ma part, je tiens à le dire de nouveau expressément, je me suis senti tenu toute ma vie par le serment de Buchenwald. Et je sais qu’il y aura des gens dans les générations suivantes qui ne cesseront de tout faire pour réaliser ce serment.

Si, une fois passée la crise du coronavirus, il est vrai que nous devrons penser et faire autrement beaucoup de choses, alors je défie nos descendants:

Ne permettez pas que l’on oublie ce qui s’est passé à Buchenwald et classez-le parmi les actes effroyables que les fascistes hitlériens ont commis dans le monde.

Souvenez-vous et commémorez les journées d’avril 1945 à Buchenwald.

Souvenez-vous et préservez le serment de Buchenwald, car il n’existe aucune autre alternative à un monde de paix, de liberté et sans fascisme si l’humanité veut survivre.

Ne reculez devant aucun effort dès qu’il faut ranimer le consensus antifasciste, également à l’échelle internationale.

Mes pensées sont à Buchenwald, avec vous

Günter Pappenheim
Détenu de Buchenwald N.22514
Premier vice-président du Comité international de Buchenwald, Dora et Kommandos
Président de la Lagerarbeitsgemeinschaft Buchenwald-Dora

Günter Pappenheim lors du discours prononcé sur l’ancienne place d’appel du camp de Buchenwald à l’occasion du 73e anniversaire de la libération du camp de concentration de Buchenwald, 9 avril 2017

נאום בעברית

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