Tous les êtres humains
naissent libres et
égaux
en dignité et
en droits.

Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948, article 1

11 avril 2020 – 75e anniversaire
de la libération des camps de concentration de
Buchenwald et Mittelbau-Dora

Discours

qui n'ont pas pu être tenus à l'occasion du 75e anniversaire de la libération des camps de concentration de Buchenwald et de Mittelbau-Dora

Wolfgang Huber, ancien évêque de Berlin et ancien président du Conseil de l’Église évangélique en Allemagne, a dirigé la nouvelle édition des œuvres de Dietrich Bonhoeffer, théologien protestant et résistant assassiné par les nazis, qui fut aussi interné à Buchenwald. Wolfgang Huber, qui est également le biographe de Bonhoeffer, aurait dû prononcer son discours dans le cadre de la cérémonie commémorative du 7 avril 2020 au camp de concentration de Mittelbau-Dora.

Résistance contre «l’enfer de Dora» – aujourd’hui plus que jamais
À l’occasion du 75e anniversaire de la libération du camp de concentration Mittelbau-Dora

Anton, Berta, Cäsar – «Dora» : c’est l’alphabet radio allemand qui a donné son nom au camp de concentration de Nordhausen. L’esprit de schématisation et de catégorisation marque donc cet endroit de son empreinte, au départ par la seule lettre D, bientôt complétée par la mention «Mittelbau». Désignation qui a rapidement relié ce lieu à une quarantaine d’autres camps dans le Harz, où des personnes de différentes origines sont privées de leur liberté. Travailleurs forcés, ils sont contraints de faire avancer les projets d’armement allemands ainsi que d’autres ouvrages.

Dans le camp de Dora, cela implique de passer des mois dans des tunnels souterrains, jour et nuit. Ces derniers doivent être aménagés en lignes de production pour les «armes miracles» avec lesquelles il sera enfin possible de remporter la «victoire finale». Le travail est effectué sans aucune mesure de sécurité, c’est-à-dire avec une mise en danger quotidienne en raison des chutes de pierres et de l’inhalation constante de poussière de roche pendant le travail comme pendant les rares moments de répit. Dans «l’enfer de Dora», les travailleurs forcés rentrent affamés et morts de fatigue de leur labeur. Sous-alimentés, ils peinent à trouver le sommeil dans des conditions inhumaines. Il arrive qu’ils se couchent sur la dépouille d’un autre détenu pour éviter de s’allonger à même le sol. Dans bien des cas, l’épuisement profond entraîne une fin rapide et cruelle.

Le sort de 13 millions de travailleurs forcés ressemble à celui de ceux qui ont perdu la vie ou redouté la mort dans le camp de Dora de 1943 à 1945. Une violence physique subie jour après jour, précédée d’une violence psychologique perpétrée par une majorité angoissante d’Allemands. Elle ne naît pas avec le régime nazi. Elle est le fruit d’un sentiment national exacerbé, qui n’a nullement disparu avec la fin de la Première Guerre mondiale, mais qui s’est encore accru et mué en une frustration amère du fait de la défaite et d’une paix considérée comme injuste. Le nazisme a fait sien ce sentiment et l’a associé à un racisme abyssal, qui dès le départ s’est tout particulièrement focalisé sur l’antisémitisme.

Quiconque s’étonne aujourd’hui du radicalisme avec lequel le Sermon sur la montagne de Jésus explique que le meurtre commence par le mépris et le dénigrement de l’autre doit se remémorer les massacres de masse, d’Auschwitz à Dora. Car ils prouvent bien que tuer commence par des mots et des pensées, c’est-à-dire par des convictions. Lorsque les travailleurs forcés étaient conduits à travers Nordhausen dans des camions, les enfants qui les voyaient passer leur jetaient des pierres. Ils traduisaient déjà en acte les convictions apprises de leurs parents.

Être radical signifie aller à la racine des choses. Pris à la racine, le meurtre commence par le mépris et le dénigrement de l’autre. Le génocide commence par le mépris et le dénigrement des autres peuples. Le racisme et l’antisémitisme sont des formes fondamentales de ce type d’avilissement. Partout où ils se répandent – à nouveau –, ce qui s’est produit entre Auschwitz et Dora des millions de fois redevient possible. Notre mémoire n’est plus alimentée par la certitude que rien de comparable ne pourra jamais se reproduire. Il est impératif de se souvenir, car des événements similaires pourraient se répéter. Nous devons aux victimes de ne pas les laisser tomber dans l’oubli. L’État et la société civile doivent contrer fermement ceux qui ravivent les sentiments hostiles des auteurs de ces crimes.

Pendant longtemps, nous avons été bercés par l’idée que nous avions réussi à surmonter la haine inhumaine de l’autre et le mépris collectif ; en endossant la responsabilité de nos années les plus sombres, nous aurions déclaré notre foi en l’inviolabilité de la dignité humaine. C’est sur cette base que s’est établie la démocratie en Allemagne, fondée sur la reconnaissance de l’égalité des droits humains pour tous. Nous étions fiers que cet esprit ait façonné l’Allemagne réunifiée depuis 1990. Aujourd’hui, nous nous rendons compte qu’il s’agit de tout sauf d’un acquis. Les actes de violence qui résultent de la haine et du mépris pour les étrangers ainsi que pour ceux qui les protègent en assumant une responsabilité politique devraient nous secouer. L’ampleur de la propagation de l’antisémitisme – non seulement en paroles, mais aussi dans les actes qui en découlent – doit nous faire réagir. Nous ne pouvons plus considérer la démocratie libérale, fondée sur les droits humains, comme une réalité incontestable.

Dans son discours au Bundestag à la mémoire des victimes du nazisme, le président fédéral Frank-Walter Steinmeier a fait ressortir la banalisation. Dans son allocution du 29 janvier, il a déclaré: «J’aimerais pouvoir dire [...] que nous, les Allemands, nous avons compris. Mais comment dire cela alors que la haine et les propos infamants se répandent à nouveau, que le poison du nationalisme s’infiltre dans les débats – même chez nous? [...] Nous pensions que ce vieil esprit malfaisant disparaîtrait avec le temps. Mais non : les mauvais esprits du passé se manifestent aujourd’hui sous de nouveaux traits. Plus grave encore : ils présentent leur pensée ethno-raciale et autoritaire comme étant visionnaire; plus encore, comme étant la meilleure réponse aux questions ouvertes de notre temps.»

Quand nous pensons au camp de Dora, nous pensons aux horreurs qui se propagent quand de telles convictions se traduisent en actes. Mais pas uniquement. C’est aussi dans la mémoire du camp que nous rencontrons l’esprit de résistance, qui est à nouveau indispensable aujourd’hui. Voilà pourquoi nous remercions les survivants d’avoir résisté. Car seul un esprit de résistance leur a donné la force de survivre. Nous saluons également la mémoire de ceux qui ont péri dans les camps de concentration ou dont l’existence après la Libération a été marquée par les mauvais traitements subis au camp, et qui ont vécu une vie abîmée jusqu’à leur mort souvent prématurée.

En conséquence, l’éventail des destins que nous observons dans les témoignages des survivants est large. Je pense à Lili Jacob, qui après sa libération, complètement épuisée, a été transférée dans un ancien baraquement SS transformé en infirmerie. Dans la table de chevet à côté de son lit, elle découvre un album photo qu’un SS inconnu d’Auschwitz avait apporté à Mittelbau-Dora. En le feuilletant, Lili Jacob tombe sur des photos de ses grands-parents, de ses parents et d’elle-même. Tous ses proches avaient été tués, mais elle disposait maintenant d’un ultime souvenir d’eux. Ces photos sont devenues sa seule possession, dans laquelle elle a puisé le courage de prendre un nouveau départ.

Je pense à Hans Mayer, qui, après sa libération, a commencé une nouvelle vie sous le nom de plume de Jean Améry. Ce n’est qu’en 1964 qu’il a osé relater dans un livre ce qu’il a vécu à Auschwitz et à Mittelbau. La pire expérience pour lui a été la torture, à laquelle il a consacré un essai et un livre audio intitulé Tortur (non traduit). Il y met en évidence que toute personne qui survit à la torture en porte les traces dans son corps et son âme pendant toute sa vie. Comme Jean Améry le décrit sur la base de sa propre expérience, la torture détruit la confiance dans le monde d’une manière à nulle autre pareille. Sa propre existence est restée une vie en marge. Il a expressément tiré de l’histoire de sa propre vie le droit de se l’ôter. Il l’a non seulement annoncé publiquement dans un livre, il en a également fait usage et s’est donné la mort.

Heinz Galinski avait déjà été contraint au travail forcé à Berlin dès 1940 parce qu’il était juif – ce qui ne l’a pas empêché d’être déporté à Auschwitz, où sa femme et sa mère sont assassinées, puis transféré, cette fois au camp de concentration de Mittelbau en janvier 1945. Il n’est libéré d’une énième marche de la mort qu’à Bergen-Belsen. Galinski a transformé ces expériences traumatisantes en une force à peine croyable. Avec sa seconde épouse Ruth, il a consacré les années après la Libération à la reconstruction de la vie juive à Berlin. De 1949 à 1992, il y a dirigé la communauté juive ; puis, vers la fin de sa vie, il a combiné cet engagement avec la présidence du Conseil central des Juifs en Allemagne. Lorsque je suis arrivé à Berlin en 1994, peu après la mort de Galinski, j’ai immédiatement entendu et senti à quel point et avec quelle droiture il avait façonné la présence juive dans la partie occidentale de Berlin et en avait fait un élément indispensable d’une nouvelle société civile. Compte tenu de la souffrance dont cet engagement est né, il est d’autant plus admirable.

«Indignez-vous!» L’appel a retenti tardivement. Lui aussi est lié au camp de concentration de Dora. Stéphane Hessel est le dernier exemple que je souhaite mentionner. Hessel, citoyen français d’origine allemande, sert le gouvernement en exil de Charles de Gaulle à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale. Envoyé à Paris, il tombe entre les mains de la Gestapo, qui le déporte à Buchenwald comme résistant. Ce n’est que par une substitution d’identité très risquée avec un détenu mort du typhus qu’il échappe à la pendaison. Puis, il tente une évasion audacieuse avec un camarade, ce qui lui vaut de se retrouver dans le camp de Dora, considéré comme encore pire que celui de Buchenwald. Il survit à tout cela et décide de vouer sa vie au respect des droits humains. Pour ce faire, il rejoint le corps diplomatique de son pays, qui le nomme aux Nations Unies. Il y participe aux travaux préparatoires de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui devient son credo politique.

C’est dans ce contexte que l’on peut également lire l’appel avec lequel Hessel s’est adressé à l’opinion publique en 2010: «Indignez-vous!» Ce cri de révolte qui a donné son titre au manifeste de Hessel provient de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Son préambule déclare que «la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité». L’appel de Stéphane Hessel ne porte donc pas sur l’indignation des citoyens en colère, mais sur la révolte de la conscience humaine face aux actes barbares qui découlent de la méconnaissance des droits humains, d’un esprit de haine et de mépris.

Cette révolte de la conscience de l’humanité au nom de la dignité humaine est une attitude fondamentale qui est devenue si fragile dans de nombreux endroits aujourd’hui que certains se demandent déjà si le temps des droits humains est révolu. Nous devons nous opposer fermement à une telle résignation. Ce sentiment d’indignation est une vertu qui doit être ravivée. Puisse le nombre de personnes qui s’associent à temps pour lutter contre la violation des droits humains élémentaires et, dans la mesure du possible, avec succès, augmenter. «L’enfer de Dora» nous y oblige – et ce n’est pas le seul.

Wolfgang Huber, Berlin

Wolfgang Huber

Wolfgang Huber lors d’une conférence sur Dietrich Bonhoeffer donnée dans le cadre d’une manifestation organisée le 9 avril 2019 par la Fondation des monuments commémoratifs de Buchenwald et le Théâtre national de Weimar à l’occasion du 74e anniversaire de la libération de Buchenwald

נאום בעברית

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