Après l’assassinat de ses parents à Belgrade par les nazis, Ivan Ivanji, né 1929 à Banat (alors en Yougoslavie) est déporté en mai 1944 à Auschwitz puis à Buchenwald au motif qu’il était Juif. Il est libéré dans le camp annexe de Langenstein-Zwieberge. Il est aujourd’hui écrivain et journaliste et vit à Belgrade. Son autobiographie a paru en 2014 en allemand sous le titre Mein schönes Leben in der Hölle (Ma belle vie en enfer). Ivan Ivanji aurait prononcé son discours le 5 avril 2020 dans le cadre de la cérémonie commémorative organisée au Théâtre national allemand.
Discours à l’occasion du 75e anniversaire de la libération du camp de concentration de Buchenwald
Langenstein-Zwieberge, kommando extérieur du camp de concentration de Buchenwald, était divisé en un grand et un petit camp. Dans le grand camp se trouvaient environ 6 000 détenus employés à creuser des tunnels dans la montagne attenante. C’est là que devaient être fabriquées les « armes de représailles ». Le petit camp comptait 869 détenus considérés comme une main-d’œuvre qualifiée, plus difficile à remplacer. Ils étaient par conséquent un peu mieux alimentés et traités. Le 9 avril 1945, les SS rassemblèrent une colonne de 2 500 détenus qui furent chassés du camp vers l’ouest. Une marche de la mort s’ensuivit. Ceux qui restèrent au camp n’eurent plus besoin de travailler. Cependant, plus aucune nourriture ne leur fut distribuée. Dans le grand camp, en particulier, les gens moururent de faim et d’épuisement.
Le 11 avril, dans la soirée, les projecteurs ne s’allumèrent plus et la nouvelle se répandit soudain que les SS étaient partis. La porte du camp était entrouverte. Rien d’autre ne s’était encore produit. La mort poursuivait son dessein funeste. Au milieu de la nuit, je dus me rendre aux latrines. Quelque chose se mit en travers de mon chemin dans l’obscurité. J’écartais l’obstacle avec mon sabot pour remarquer que j’avais donné un coup de pied dans la tête d’un cadavre. Et je me suis dit qu’un jour, je serais surpris d’avoir donné un coup de pied dans la tête d’un codétenu décédé. Oui, je me souviens encore de ce moment précis. Mais suis-je surpris ? Dois-je appeler cette horreur, cette abomination, une « surprise » ?
Je n’irai pas plus loin sur ce sujet. Je ne veux pas participer au grand jeu de savoir qui se lamente le mieux, ou qui sait décrire sa souffrance de la façon la plus abjecte. Je veux parler de la libération, de la victoire, de la liberté et des pièges qu’elles nous tendent.
Les survivants du camp principal de Buchenwald ont prêté serment le 19 avril 1945. Même si je n’étais pas présent, je me sens obligé de respecter ce serment. Une phrase essentielle du serment était :
« L’écrasement définitif du nazisme est notre tâche. Notre idéal est la construction d’un monde nouveau dans la paix et la liberté. »
Avons-nous honoré ce serment ? Je ne crois pas. Le président fédéral Frank-Walter Steinmeier a déclaré récemment à Jérusalem, et je cite :
« J’aimerais pouvoir dire que nous, les Allemands, avons tiré les enseignements de l’histoire pour toujours. Mais comment dire cela alors que la haine et les propos infamants se répandent. » Ce faisant, le président Steinmeier a confirmé que ni l’écrasement du nazisme ni la construction d’un monde dans la paix et la liberté n’ont abouti – j’ajouterai, dans la paix et la liberté dans le monde entier.
Lorsque le président a prononcé ce discours il y a deux mois et demi, je croyais encore que les néonazis ne pourraient plus jamais prendre le pouvoir ici en Allemagne. Aujourd’hui, je ne peux plus considérer que c’est inimaginable. Comme si je n’avais pas été suffisamment confronté à l’horreur dans mon pays natal, la Serbie, j’ai observé avec inquiétude, avec effroi, l’évolution de la situation ici, dans le pays où se trouvait le camp de concentration de Buchenwald. Lorsque des députés d’extrême droite sapent la démocratie et la tournent en dérision, ce n’est pas seulement le problème de la Thuringe ou de l’Allemagne. Je crains qu’ils ne remettent en question l’idée et l’existence même de la démocratie parlementaire. Tout est en train de changer. Tout.
Il y a quinze ans, Jorge Semprún déclarait dans son allocution au Théâtre national de Weimar à l’occasion de l’anniversaire de la libération que cette célébration était probablement la dernière rencontre de ce genre avec des survivants, et il a ajouté – je cite – « Il n’y aura plus de mémoire directe, plus de témoignages de première main, plus de mémoire vivante, l’expérience de cette mort aura pris fin. » Il avait tort. Cinq ans plus tard, il a de nouveau prononcé un beau et émouvant discours sur l’Ettersberg, sur l’ancienne place d’appel du camp. Et cette année encore, une poignée d’entre nous, survivants de Buchenwald, seraient venus à Weimar, si ce cas de force majeure – le virus, qui prouve combien l’homme moderne est impuissant devant la nature – ne nous en avait pas empêchés.
Pour certains d’entre nous, anciens détenus, cette rencontre à l’occasion du 75e anniversaire de la libération aurait été un adieu au mémorial. Pour nous tous, à un horizon prévisible. Peu importe ce que nous, les témoins de l’époque, pensons et voulons. L’avenir dépend uniquement de ce que nos petits-enfants et arrière-petits-enfants se rappellent et des leçons qu’ils veulent en tirer.
Dans le contexte de la commémoration de la Shoah, l’importance de la protection des minorités est soulignée inlassablement. On pense généralement aux Juifs. Mais peu à peu, on a compris que les Sinti et les Roms, par exemple, qui n’ont pas de soutien à l’image de l’État d’Israël, étaient également concernés et, dans de nombreux endroits, sont encore touchés, discriminés et ostracisés. En effet, l’antisémitisme se répand à nouveau. Je ne crois cependant pas qu’il faille l’assimiler aux critiques souvent justifiées contre le gouvernement de Jérusalem. Je tiens, en tant que Juif, à souligner que nous ne sommes pas la seule minorité qui doit être respectée et protégée. En Israël, ce sont les Palestiniens. Et ici en Allemagne, comme dans d’autres pays, ce sont maintenant aussi les réfugiés. Je vous en conjure, faites preuve d’empathie envers ceux qui sont persécutés aujourd’hui, qui doivent fuir, qui sont maltraités aux frontières, qui meurent de faim et de froid dans les camps, qui se noient dans la mer. Ne dites pas que ce sont des circonstances différentes, des camps différents, que ces personnes ont d’autres raisons de fuir le danger, qu’elles ont des rêves aberrants et irréalistes de paradis en Allemagne, en Suède ou ailleurs. Ne cherchez pas des excuses, pour détourner les yeux, hausser les épaules, ou ignorer la souffrance de ces personnes. Je vous le demande expressément parce que j’ai vécu la Shoah.
Il y a encore une autre personne qui, depuis plus d’un quart de siècle, a façonné la conception de ce mémorial comme nul autre et qui à présent va faire ses adieux à Buchenwald, c’est Volkhard Knigge. La communauté qui reprend le flambeau lui dit au revoir. Il arrive que les personnes énergiques, actives et imaginatives soient mal vues, subissent des injustices, et commettent parfois des erreurs. Et Volkhard Knigge est énergique, inlassablement actif et ne manque pas d’idées. Il s’est également fait des ennemis. De mon point de vue, cela l’honore. Le mémorial reste entre de bonnes mains. Le nouveau directeur le garantit, de même que l’infatigable et irremplaçable Philipp Neumann-Thein qui maintient son poste. Je pense pouvoir dire au nom de tous les anciens détenus que je leur souhaite, et bien sûr à tous les actuels et nouveaux employés, beaucoup de succès.
Et puis, oui, puis j’ai voulu revenir à Weimar, j’ai voulu à nouveau y prendre la parole et faire mes adieux de cette façon. Je voulais déjà le faire il y a cinq ans, mais je n’ai pas pu. Parce que le jour où je devais être ici, le 11 avril 2015, ma femme Dragana est morte. Mon discours pour la cérémonie commémorative au Théâtre national était déjà écrit. Volkhard Knigge l’avait lu.
Buchenwald, Weimar – à l’âge de 91 ans, je n’ose plus dire au revoir. De loin, je dis adieu.
Qu’on oublie la mort !
Vive la vie !
Ivan Ivanji, Belgrade